Depuis la chute du mur
de Berlin, et l’échec catastrophique du communisme, s’est imposée une dérive
perverse du capitalisme, contre lequel ne s’opposait plus aucune alternative
capable de lui résister. S’est ainsi imposé un nouveau paradigme, celui de
l’ultralibéralisme, inspiré du darwinisme économique et social. On a
réactualisé les vertus de la main
invisible d’Adam Smith, cette sorte de providence naturelle de l’économie à
la quelle il faudrait s’en remettre, selon Herbert Spencer. Il est vrai que la
mort de Dieu, la perte de crédibilité des récits mythiques fondateurs qu’ont
mis en évidence les philosophes de la postmodernité à la fin du XXe siècle, ont
aussi contribué à ce grand vide de sens, de lien organique de la société des
individus, si atomisée qu’elle est difficilement endurable et même durable.
Cette vacuité idéologique appelait à la reconnaissance d’un nouveau paradigme,
basiquement posthistorique et postnational, prétendument a-idéologique, fondé
sur le pragmatisme et le réalisme le plus trivial, mais susceptible de combler
sans retard cette vacuité. Les économistes ont donc théorisé une sorte de rationalité
marchande et technoscientifique, à laquelle on devrait s’en remettre tout aussi
bien pour assurer l’ordre social que les relations internationales. Ce degré
zéro de l’idéologie est bien évidemment tout aussi idéologique que les
religions ou les utopies sociales. Il est même l’expression de la violence du
capitalisme. Mais il a eu l’avantage de pouvoir prétendre transcender les
diversités culturelles et politiques pour s’imposer comme un dénominateur
commun minimum, par rapport auquel la Chine aussi bien que la Russie, l’Afrique
ou l’Inde devraient s’accorder en s’alignant sur l’idéologie des États-Unis. On
voit bien à quel point et à quel prix de souffrance humaine la divergence
cubaine est exposée ; à quel point elle est diabolisée par les grandes
puissances. On dénonce dans les pays du Nord la vision alternative dont Hugo
Chavez s’est fait lechampion au Venezuela contre les 5% de propriétaires qui
prétendaient imposer leur loi avec leur argent et avec l’appui des États-Unis
au 95% de pauvres. On souligne, non sans raison, que les indignés contre Wall
Street et le 1% des dominateurs qui dirigent la planète, ont eu du mal à
théoriser leur indignation et à proposer une solution alternative, malgré les
deux livres célèbres de Stéphane Hessel : Indignez-vous !, Engagez-vous !
Cette nouvelle mouture
de l’universalisme, cette fois non plus catholique ou marxiste, mais marchand
et donc financier, est aujourd’hui difficile à contester, tant elle est en
apparence dépourvue de références identitaire et culturelle. Elle est aussi
renforcée par le prétendu universalisme de la technoscience et par la
mondialisation des transports et des réseaux numériques de communication, qui,
elle, est indéniable. Elle prétend donc imposer sa transcendance pragmatique
tout en respectant les diversités linguistiques et culturelles. Et il est vrai
qu’elle paraît hautement préférable aux hégémonies précédentes, religieuses, militaires ou fascistes, car elle respecte du
moins beaucoup plus la liberté d’expression et s’affiche démocratique, se
déclare même le champion de la démocratie.
Il n’en demeure pas
moins, que sa violence, son cynisme et les crises mondiales dans lesquelles
nous plonge aujourd’hui la spéculation financière sauvage que justifie cet
ultralibéralisme, aboutit à sa remise en question, non seulement par des
majorités de citoyens des classes moyennes et pauvres dans les pays qui en
subissent la loi d’airain et sombrent dans un chômage généralisé. L’écart
grandissant entre les riches, toujours plus riches, et les pauvres, toujours
plus démunis, devient intolérable et destructeur, non seulement des sociétés
qui lui sont soumises, mais aussi des gouvernements qui tentent de lui résister
et de maintenir un pouvoir autonome de régulation, et finalement de lui-même.
Il porte à la révolte des masses, à la perte des consensus sociaux et
politiques sans lesquels les nations et les rapports entre les nations ne
sauraient se maintenir. Les crises financières, sociales et politiques à
répétition qui sévissent dans l’Union européenne aujourd’hui et menacent de la
désintégrer, en donnent la preuve incessante.
Le dévoiement des
spéculateurs qui misent sur la misère et sur la destruction des solidarités
sociales et des identités, ceux qui rient aujourd’hui des intellectuels
contestataires et dénoncent les dictatures de Cuba et du Venezuela, ne voient
pas qu’ils légitiment eux-mêmes cyniquement la dictature de l’argent. Il faudra
bien, pour en sortir, que nous inventions un mode de socialisation et de rapports
internationaux nouveau, quoiqu’en disent les puissants de ce monde. Le système
actuel tire à sa fin, car il perd sa légitimité idéologique et aboutit à des
crises mondiales. Et nous ne doutons pas, contre tous les discours dits
réalistes, contre toutes les apparentes logiques économiques et financières,
contre tous les pourfendeurs de naïvetés morales, que seule une exigence de
solidarité sociale et d’éthique planétaire pourra nous remettre sur la route du
progrès humain.