1 – Le feu
L’arborescence du feu relie la vie ancestrale au futur. Je le regarde comme un écran de télévision où crépite l’alternance des frivolités et des horreurs. Notre planète est bleue comme les flammes, mais il ne faut pas hurler au simulacre. Nous serions en droit de nier son existence, seulement si elle n'était pas un scandale permanent. Et je ne suis pas de ceux qui crient désespérément au non-sens. Je ne suis pas le philosophe de la brisure, mais des liens et du récit. Non pas le récit de l'origine, mais celui de la destination. C’est à nous de donner naissance au sens.
2 - Les fragments ou les liens
Les postmodernes célèbrent les singularités, les fulgurances, parce qu’ils ont choisi de briser les liens qui font sens et qui génèrent l’éthique. Je ne suis pas de cette école-là. Je ne me réfugie pas dans la jouissance démystificatrice ni dans l’esthétique du fragment. Je cherche l'icône. Le bouquet japonais, le rocher chinois, le marbre de Michel Ange, la nature morte classique, le paysage impressionniste, l'abstraction chromatique sont autant d’hommages à la beauté et à l’intelligence de la nature. Je les préfère à la croix ou au clocher qui célèbrent un dieu.
3 - La matière pensante
L’homme est matière pensante, rien de plus, rien d’autre. La pensée elle-même vient de la matière. Originellement chaotique la matière tend à l’auto organisation atomique, électromagnétique, gravitationnelle. Elle évolue dans la chaleur vers la vie chimique et neuronale. Elle crée de l’intelligence. Plus encore : elle se programme elle-même selon une multitude inépuisable de combinaisons atomiques. Elle invente et décline des codes génétiques qui créent une diversité biologique infinie. En tête de l'évolution, l'espèce humaine en imagine encore d’autres, sans même comprendre que les idées de nature, de vie, de mémoire, d’intelligence artificielles, dont elle se targue, viennent du laboratoire même de la nature! Il n’est pas nécessaire d'être créationniste pour prendre en compte l’intelligence organisationnelle de la matière. Dieu est une hypothèse inutile et encore plus difficile à comprendre. En plus, c'est un mythe dangereux, dont nous subissons encore les effets pervers.
4 - La nature crée
La nature n'a pas été créée par une mystérieuse puissance divine. Elle se crée elle-même depuis des milliards d'années. Et dans la meilleure des hypothèses, les hommes seront un jour les dieux de cette nature. Il n'en tient qu'à nous. Les Grecs anciens en ont eu la prémonition. Et ils étaient conscients que ces dieux ne seraient pas parfaits!
5 - Je suis un animal philosophe
Il y a de grandes différences dans la matière vivante, mais pas de discontinuité de nature entre l’espèce humaine et les autres. Il faut situer l'homme parmi les bactéries, les éléphants ou les perroquets. L’homme est un animal. Dès lors qu’on l’admet, on comprend beaucoup mieux les comportements humains. Les animaux pensent aussi, autrement ou moins. Je suis un animal qui fait de la philosophie. Le sachant, je comprends beaucoup mieux la nature de la philosophie.
6 - Je suis un penseur de classe moyenne
Je ne suis qu’un penseur de classe moyenne. Non pas que je veuille par là prétendre à trop de fausse modestie. Mais parce que mon mode de pensée est étroitement lié à la classe sociale dans laquelle je suis né. Privilégié par la géographie de ma naissance, je me situe au milieu de l’échelle sociale des pays du Nord, capable d’observer les riches et les puissants avec plus d'ironie que d'envie, et de ressentir pour les pauvres des sentiments de compassion et de solidarité qui me font crier à l'injustice. Je fais de l’éthique une exigence planétaire. C’est en cela aussi que je suis un penseur de classe moyenne. Les riches n’y ont guère d’inclination et les pauvres pensent survie.
7 -La divergence
En cette année où nous célébrons le bicentenaire de la naissance de Darwin et sa publication sur L’origine des espèces, nous ne saurions rendre trop hommage à ce génie qui a su nous libérer du créationnisme en imaginant la théorie de l’évolution. Mais le moment est venu aussi de souligner que cette théorie de biologie adaptative sélective, ne suffit pas à rendre compte de l’évolution accélérée de l’espèce humaine, qui a dépendu plus que les autres de son évolution culturelle. L’espèce humaine est une divergence de l’évolution naturelle générale, tant elle a été capable de produire de la pensée, de l'imagination et de la culture qui ont manifesdtement contribué à accélérer et à orienter son évolution biologique.
Or l’évolution de la culture ne procède pas par adaptation, mais par des divergences singulières de créateurs d’abord isolés, marginaux, contestés, rejetés, mais puis finalement reconnnus pour leur capacité à créer la rupture et la mutation des idées. Cela est vrai pour tous les génies de l’histoire des sciences, des arts, des idées philosophiques. Mais quel exemple plus convainquant que celui de Darwin lui-même! Il conçoit la théorie de l'évolution, scandaleuse pour les Églises, mais qui s’imposera finalement! On citerait de même en science Galilée, Copernic, Pasteur, les Curie, Einstein, dans le domaine de la religion le Christ, Mahomet ou Bouddha, dans le domaine des idées Confucius, Platon, Marx ou Freud, etc. Sans la divergence, nous serions encore des chimpanzés.
8 - Nature, technologie et culture
Devons-nous admettre que l’adaptation est un concept biologique, tandis que la divergence serait du domaine de la culture? Il faudrait pour cela opposer nature et culture plus que notre philosophie matérialiste ne nous le permet. Il est clair que l’homme ne s’adapte pas seulement à son environnement, mais qu’il imagine, qu'il projette, qu'il innove, même en biologie. Il conçoit d’autres environnements possibles, voire il risque sa vie sans nécessité pour expérimenter des scénarios alternatifs. La culture prévaut souvent sur la vie. La pensée vaut plus que la vie. Pour des idées Socrate, Galilée, Giordano Bruno ont accepté la mort. Pour oser penser et imaginer plus que l’instinct naturel ne le permet, Nietzsche, Hölderlin, Nelligan, Rimbaud, Artaud, Van Gogh, etc. ont perdu la raison en créant les chefs œuvres qui nous inspirent aujourd'hui. Nous ne sommes plus dans le domaine de l'adaptation sélective, mais de la création par divergence.
9 - Les idées changent le monde, et aussi la biologie
Il faut oser dire explicitement que les idées peuvent intervenir de façon déterminante et divergente dans l’évolution biologique. Si un mode alimentaire ou un comportement peut assurer l’adaptation sélective et l’évolution d’une espèce, rien ne permet d’affirmer qu’une idée ne pourrait pas avoir le même effet, aussi abstraite soit-elle. L’homme lui-même manipule les gènes végétaux et animaux depuis des millénaires. Il programme aujourd’hui plus que jamais des organismes génétiquement modifiés, y compris au sein de sa propre espèce. Il intervient dans les processus vitaux avec des molécules chimiques et des processus physiques, des chirurgies, des prothèses, des bio-algorithmes. Comment opposer alors nature et culture, nature et technologie, culture et technologie, biologie et informatique. Les idées sont secrétées par le cerveau. Biologie et idées ne peuvent être davantage opposées que matière et énergie.
10 - La technoscience, moteur de l'évolution humaine
Fasciné par le choc du numérique, l’être humain prétendrait même aujourd’hui, selon la théorie posthumaniste, faire diverger son espèce vers un nouveau type d’anthropoïde qu’on imagine évidemment plus intelligent, plus performant, bref mieux programmé en laboratoire par l’informatique. Nous ne nous enthousiasmons certainement pas pour ces utopies ingénues qui prétendent remplacer le carbone jugé désuet par un silicium supposé prodigieux. Mais il est clair que ce type d’attitude mentale contribue à faire passer l’évolution humaine d’un processus adaptatif mécanique ou passif à un mode divergent proactif. On peut d’ailleurs soutenir que désormais c’est la technoscience décuple la puissance de la nature dans notre évolution.
L’évolution atypique de l’espèce humaine a tenu à sa capacité cérébrale non seulement de s’adapter à son environnement pour survivre, mais aussi de diverger sans nécessité pour imaginer d’autres buts, d’autres comportements, selon des idées divergentes dans les quelles elle s'est projetée et qu’elle a successivement adoptées. Tête chercheuse de la nature, l’espèce humaine innove.
11 - L’anthropocène
Les idées peuvent avoir une influence déterminante sur les processus génétiques de la biologie. Et ce qui est évident dans la dynamique divergente de l’espèce humaine doit être généralisé à l’ensemble de la nature, puisque la matière est capable de créer de la pensée et de se programmer elle-même. Dans le cas du cerveau humain, on pourra formuler l’hypothèse d’une spécialisation de la vie. L'espèce humaine ne vole pas, ni ne respire dans l'eau. Mais elle a développé une capacité augmentée d’imaginer, de conceptualiser, d’innover, de diverger et donc de créer. Oui, créer, c’est diverger. Et c’est ce que fait la nature ou la matière, y compris par le biais de l’activité humaine.
Cela a conduit les scientifiques à affirmer que nous sommes entrés désormais, après l’holocène, dans l’ère anthropocène : celle où l’empreinte humaine sur notre planète devient plus déterminante que les phénomènes naturels géologiques, climatiques, électromagnétiques, etc. N’est-ce pas affirmer que l’homme devient de plus en plus capable d’imposer sa marque sur la nature, et bientôt sur lui-même, c’est-à-dire de passer de l’adaptation (un mécanisme de sélection passive ou involontaire) à des projets de création volontariste? La divergence est une loi paradoxale de la création. S'il existait un dieu, il n'aurait pu créer que par divergence. On pourra voir là une preuve de son inexistence!
12 - L’éthique est une divergence
L’éthique n’existe pas dans l’état de nature originelle, quoique ait pu dire Jean-Jacques Rousseau. Elle constitue manifestement une divergence spécifiquement humaine, qui va à l’encontre de la loi de la jungle. Et elle change radicalement le comportement humain. Elle impose par exemple, au risque d'un affaiblissement génétique de notre espèce, de sauver les faibles et de guérir les malades que la sélection naturelle condamne. Et elle devient aujourd'hui une loi nécessaire pour l'espèce humaine, si nous voulons assurer notre survie globale face à des conflits qui pourraient aboutir naturellement à notre autodestruction. Si la loie de Darwin s'appliquait intégralement, la nature tendrait plutôt à éliminer notre espèce pour assurer la survie de la planète! Ainsi, l'avenir jugera entre Darwin et moi!